Une question essentielle est de savoir si autoriser l’euthanasie relève de la seule liberté individuelle et si – au-delà – un processus infini de conquête de libertés individuelles est un horizon démocratique souhaitable. Ma profonde conviction est que la liberté ne peut être dissociée de l’ensemble du triptyque républicain, qu’elle ne peut être envisagée sans que ne soit pris en compte son lien indéfectible avec l’égalité et la fraternité.
Parce que tout est lié et que ce « droit » a inéluctablement des conséquences sur d’autres vies que la mienne, le débat doit porter sur ce qui constitue notre éthique commune de la vie. Il doit questionner notre volonté et notre capacité à « refaire société », à partir même de notre vulnérabilité. Il nous oblige, en somme, à ne pas renoncer aux sources de ce qui fonde notre commune humanité.
C’est ainsi que nous pouvons comprendre le philosophe Paul Ricœur dans ce texte rédigé en 2000 : « Et, s’il est vrai qu’en certains cas extrêmes, qui rendent le suicide respectable, l’acte de se donner la mort devient celui qui fait coïncider, une seule fois, la vie et la mort, l’acte de vivre et l’acte de mourir – et s’il faut avouer que les pratiques clandestines d’euthanasie active sont inéradicables, et si l’éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire – même alors le législateur ne saurait donner sa caution. »
Le risque d’une bascule anthropologique
Les soins palliatifs sont nés d’un double refus : celui de la douleur et celui de l’arbitraire de pratiques euthanasiques. Ils sont l’une des plus belles épopées humanistes du temps présent. La loi Claeys-Leonetti en a exploré le prolongement ultime : soulager jusqu’au risque de provoquer la survenue de la mort, sans intentionnalité de la donner. Cette limite, si elle était franchie, serait une bascule anthropologique. L’interdit de donner la mort est une limite féconde : elle protège le caractère inconditionnel de la dignité humaine.
Cette sagesse, dont nous sommes les héritiers, la République l’a fait sienne dans l’éthique du droit face au vertige du suicide : interdit symbolique, dépénalisation et ce choix irréductible de tenter de sauver toute vie comme s’il s’agissait de sauver notre propre humanité. Cette sagesse, la République – dans ce qu’elle a de plus grand – l’a fait sienne à travers l’abolition de la peine de mort. Elle est cette promesse, renouvelée de génération en génération, dans les premiers et les derniers moments de l’existence : ta vie vaut plus que tout l’or du monde.
Un minimum républicain
« There is no society. » C’est face à ces mots de Margaret Thatcher qu’il revient, encore aujourd’hui, à la gauche de se lever. La société existe et elle est – nous dit George Orwell – animée, structurée par le sentiment d’une common decency (« décence commune »), d’un équilibre de nos droits et devoirs… de ce qui est juste !
Si les termes même de progressiste et de conservateur ne rendent plus compte des eaux souterraines qui animent l’univers politique, il existe, concernant la fin de vie, un minimum républicain, une ligne claire : que jamais une demande de mort ne soit la conséquence d’une absence d’offre de soins. Ce scandale, celui d’une rupture d’égalité aux conséquences irréversibles, nous pouvons l’observer dès à présent dans les pays qui ont légalisé le suicide assisté. Le retour d’expérience internationale nous enseigne que les mesures de prudence cèdent imperceptiblement à la démesure.
Les vigies de la question sociale sont pour la plupart engagées dans les périphéries du monde. Que peut devenir ce que d’aucuns nomment une loi de tri dans une géopolitique où triomphent des leaders d’extrême droite, où s’affirme, sans complexe, une pensée libertarienne et post-humaniste ?
Restituer la place de la communauté
La fiction bourgeoise du libre choix, un individualisme matérialiste qui réduit la personne humaine à sa vie biologique et où chacun est sommé de se demander si sa vie vaut le coup d’être vécue, ouvre immanquablement la voie à une logique comptable dont les plus fragiles d’entre nous seront les premières victimes. Le libéralisme sociétal deviendrait ainsi le complice involontaire d’un libéralisme économique dans sa visée de réduction des solidarités publiques.
Une autre gauche est possible. Elle est en germe dans la quête de ce lien mystérieux qui relie la fragilité de la dignité humaine et celle de notre maison commune. La pensée personnaliste peut nous éclairer sur la force des liens fraternels, dans ce que Cynthia Fleury nomme l’individuation. Elle peut nous guider, en restituant, dans le débat public, la place de la communauté, du bien commun et de la dimension spirituelle de l’existence.
Ici se joue une bataille culturelle essentielle qu’il faut considérer dans le temps long. Les forces puissantes qui sont à l’œuvre à travers ce combat législatif nous mettent au défi d’un nouveau solidarisme. Sans la boussole de la vulnérabilité, c’est toute la société qui est perdue.