Tribune

Gaza : « La politique du désespoir de Netanyahou sapera les fondements démocratiques d’Israël »

Des Palestiniens fuient vers le sud de la bande de Gaza, le long de la route côtière al-Rashid, le 25 mai.
Des Palestiniens fuient vers le sud de la bande de Gaza, le long de la route côtière al-Rashid, le 25 mai. OMAR AL-QATTAA / AFP
Avec l’opération de « conquête » de Gaza, lancée officiellement le 18 mai, Benyamin Netanyahou franchit une étape dans l’annihilation des Palestiniens, souligne le philosophe Mathieu Yon. Remontant le fil historique du sionisme, il montre que le premier ministre israélien a renoncé à ses derniers éléments démocratiques.

Le sionisme, depuis son émergence à la fin du XIXe siècle dans la foulée de l’affaire Dreyfus, fut un mouvement politique extrêmement divers, longtemps dominé par des figures emblématiques de la gauche travailliste comme celle de David Ben Gourion (1886-1973), dont Vladimir Jabotinsky (1860-1940) fut un des adversaires les plus virulents. Après avoir fondé le parti sioniste révisionniste en 1925, ce dernier démissionna de l’Organisation sioniste mondiale, qu’il jugeait trop conciliante. En 1923, il avait publié un article d’une actualité politique troublante : Le mur de fer.

« Tout peuple autochtone lutte contre les étrangers qui s’établissent chez lui, tant que subsiste chez lui un espoir, quelque faible qu’il soit, de pouvoir écarter le danger de cet établissement. C’est ainsi que feront également les Arabes de Palestine, tant que subsistera, dans leur esprit, l’éternel espoir qu’ils parviendront à empêcher qu’on fasse de la Palestine arabe Eretz Israël, c’est-à-dire la Palestine juive. »

Jabotinsky était lucide sur la manière dont les Arabes accueilleraient les Juifs venus s’installer en Palestine : ils les verraient comme des colons. Et c’est pourquoi, selon lui, il fallait briser leurs aspirations nationales, jusqu’à leur faire perdre tout espoir de victoire. « Alors seulement, ils céderont la place à des groupes plus modérés ; alors seulement, ces derniers pourront faire entendre leur voix et proposer des concessions mutuelles. C’est à ce moment-là qu’ils commenceront à négocier avec nous sur les questions pratiques, telles que les garanties contre l’expulsion des Arabes et pour l’égalité des droits civils et politiques. Mon espérance et ma foi sont que nous leur accorderons alors des garanties satisfaisantes et que les deux peuples pourront vivre en bon voisinage. »

Héritier de Jabotinsky

Aujourd’hui, Netanyahou est l’héritier de Jabotinsky et de sa conception du « mur de fer », qui a pour objectif militaire et psychologique, de briser l’espoir nationaliste des Palestiniens. Mais Netanyahou franchit encore une étape dans l’annihilation d’autrui. Car il n’a aucune intention de leur accorder « l’égalité des droits civils et politiques », ni même de « vivre en bon voisinage » avec eux. Il prévoit au contraire d’expulser les Palestiniens de leur territoire et d’occuper Gaza, comme semblent l’indiquer les dernières déclarations de Smotrich.

Finalement – et tragiquement – Netanyahou a renoncé aux éléments démocratiques qui subsistaient dans le sionisme révisionniste de Jabotinsky, actant ainsi la disparition du sionisme social, et l’avènement d’un sionisme illibéral et autoritaire entérinant l’inégalité des droits entre les deux peuples.

Jabotinsky accusait la gauche sioniste de naïveté et d’aveuglement. Mais de son côté, avait-il envisagé que le peuple palestinien ne renonce pas à ses aspirations malgré toutes les tentatives inhumaines pour le faire céder ? Avait-il anticipé ce que le désespoir de cause produirait, même s’il s’accompagnait de « concessions mutuelles » et de « garanties » ? Et ne faisait-il pas preuve d’un aveuglement immense, en imaginant que la perte de tout espoir politique entraînerait la formation de « groupes plus modérés » ? La politique du « mur de fer » poussée à l’extrême par Netanyahou est une politique du désespoir qui finira par saper les fondements démocratiques de l’État d’Israël, pour en faire un régime monstrueux, et par certains aspects, antisioniste.

Une obligation éthique

Pourtant, un autre chemin est à la fois possible et nécessaire. À l’opposé de ce spectre politique, funeste et sans espoir, se trouve le sionisme de Martin Buber et du Brit Shalom qui œuvra pour une « utopie réaliste » et un État binational. Ou encore celui d’Emmanuel Lévinas, l’un des héritiers de la pensée de Buber. Dans son ouvrage intitulé Quatre lectures Talmudiques, Lévinas se livre à une interprétation du traité Sota, à travers laquelle il suggère un sionisme conditionné à une éthique de la Terre promise.

Dans la bouche de Lévinas, il ne faut pas entendre la notion de Terre promise comme le droit à une revendication « ethnique », mais comme une obligation « éthique ». Selon lui, la Terre promise n’est pas « la terre permise », et « seuls ceux qui sont toujours disposés à accepter les conséquences de leurs actes et à assumer l’exil quand ils ne seront plus dignes d’une patrie, ont le droit d’entrer dans cette patrie. »

Le philosophe dévoile ici le principe, pour ne pas dire la « constitution », d’un projet sioniste engagé dans une éthique juive de l’altérité, en lieu et place d’une politique nationaliste de l’identité. Car, dit le philosophe, « c’est au nom de cette justice universelle et non pas d’une justice nationale quelconque que les Israélites prétendent à la terre d’Israël. »

C’est cet abîme entre le présent et l’avenir, entre l’asservissement et l’émancipation, qu’il faut tenter de traverser collectivement. Pas seulement les juifs ou les Israéliens, mais tous ceux qui croient encore à un espoir démocratique, à une égalité des droits civils et politiques entre les peuples. Au fond, ce n’est pas seulement le sort des Palestiniens qui se joue à Gaza, mais aussi celui des démocraties.

OSZAR »