Les opposants tentent de nouvelles formes d’actions. Le siège de la CFDT a été investi une nouvelle fois, avec une coupure d’électricité revendiquée par la CGT Énergie. Les 5,5 millions d’agents publics sont appelés « à déposer leurs outils de travail devant des lieux symboliques et dans tous les territoires » mercredi 22 janvier.
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► La grève dans les transports a peut-être été contre-productive
Dominique Andolfatto, professeur à l’université de Bourgogne-Franche-Comté (1)

La météo sociale n’est pas une science exacte, mais il est probable que nous vivions la fin d’une forme de mobilisation contre la réforme des retraites. Avec la reprise progressive du trafic à la RATP et à la SNCF, les Français ont sans doute l’impression, certains avec fatalisme, qu’on passe à autre chose, qu’on va rentrer plutôt dans le dur des négociations et de l’action politique traditionnelles.
Certaines professions agissent encore, comme les avocats. Il y aura sans doute aussi des répliques à ces mouvements de grèves avec des journées d’actions interprofessionnelles, comme celle du vendredi 24 janvier. Un peu comme si les syndicats faisaient le pari continuel, comme au casino, que le prochain coup sera l’étincelle d’un mouvement plus vaste et gagnant.
De nombreux salariés du privé inhibés
Pourtant, depuis une dizaine d’années, ces journées de grève isolées avec leurs manifestations ne suffisent plus à faire reculer un gouvernement. On l’a vu avec celles organisées contre la loi travail El Khomri en 2016. Ou encore avec la précédente réforme des retraites voulue par Nicolas Sarkozy en 2010, alors que le nombre de manifestants dans les rues a dépassé plusieurs fois le million de personnes. Bien plus qu’aujourd’hui.
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Pour réussir à peser, il aurait fallu un mouvement social plus large et un front syndical uni. L’opinion publique n’est pas, dans sa majorité, favorable à cette réforme, mais cela peut sembler un paradoxe : la grève à la SNCF et à la RATP a été comme contre-productive.
Elle a comme inhibé de nombreux salariés du privé mécontents, mais qui n’ont peut-être pas souhaité défendre les régimes spéciaux des travailleurs des transports publics. Ces derniers, sans avoir des retraites extraordinaires, bénéficient d’avantages et n’ont pas su convaincre qu’ils se battaient pour le reste de la population.
Un embrasement social ne se décrète pas
Le gouvernement a parfaitement joué là-dessus, en faisant de la lutte contre les régimes de ces grévistes le symbole de la lutte contre les inégalités des régimes spéciaux. De l’autre côté, il négociait avec d’autres corporations également à fort pouvoir de gêne : les pompiers, les policiers, ou encore les pilotes, ou les contrôleurs aériens.
En outre, un embrasement social ne se décrète pas. Un salarié ne quitte pas son travail et ne descend pas dans la rue parce qu’il a entendu le matin à la radio un dirigeant syndical appeler à la grève générale. Un mouvement collectif ne se construit que si des syndicats ont su canaliser des mécontentements individuels. Mais cela demande une pénétration et une influence dans les entreprises du privé que les syndicats n’ont pas su conserver.
L’impuissance des syndicats les plus contestataires explique aussi pourquoi certains choisissent des modes d’action plus spectaculaires, plus imprévisibles, comme l’irruption dans un théâtre parce que le président de la République y assiste à un spectacle. Mais ces actions sont un peu comme les bouquets lors d’un feu d’artifice et suggèrent davantage la fin prochaine d’un cycle plutôt qu’un embrasement.
► Cette séquence va laisser des traces profondes
Bruno Cautrès, politologue, chercheur au CNRS et au Cevipof

À première vue, on pourrait penser que faire passer la réforme des retraites en dépit d’une mobilisation longue et intense représente une victoire de l’autorité. Mais tout dépend de la manière dont on perçoit l’autorité. Si celle-ci se définit par la capacité de tenir fermement ses positions, alors oui, il y a une victoire de l’autorité.
Mais si l’on considère que l’autorité provient de la faculté à emporter l’adhésion, alors je ne suis pas sûr qu’on puisse considérer que le gouvernement a gagné la bataille des retraites. On ne voit toujours pas, dans les enquêtes d’opinion, de compréhension des raisons de la réforme, ni d’adhésion à son contenu, que ce soit sur le régime à points ou l’âge pivot.
Sauf peut-être sur la question de l’universalité des règles de calcul de la retraite, sujet sur lequel l’opinion n’est pas hostile. Mais il serait intéressant de voir les réponses à des questions plus sophistiquées que celles qui ont été posées.
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Je pense que cette séquence va laisser des traces profondes. À court terme, elle fait à nouveau la démonstration d’un pouvoir pas assez à l’écoute. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron avait été marquée par une volonté d’incarner le nouveau monde face à l’ancien monde. Cette opposition d’emblée n’était pas, à mon avis, de nature à apaiser les tensions. Puis il y a eu l’explosion de colère des gilets jaunes.
Or, avec le grand débat, on avait eu l’impression d’une volonté d’entendre les gens. Mais la réforme des retraites est venue balayer tout cela. Au final, on a le sentiment qu’aucune leçon n’a été tirée de la crise des gilets jaunes.
À plus long terme, il y a des choses très inquiétantes qui se passent en termes démocratiques. Depuis un an et demi, on a assisté à toutes les formes de l’expression publique. Il y a eu la délibération du grand débat, l’élection européenne, puis le dialogue social sur le contenu de la réforme des retraites, et enfin un rapport de force classique, via la manifestation et la mobilisation. Mais aucune de ces séquences n’a permis d’apaiser l’immense incompréhension entre une partie de l’opinion et le pouvoir, ainsi que la très grande colère ressentie par une frange du pays.
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Sur cette période, cela aboutit de plus en plus à des formes radicales d’expression. On a vu s’exprimer, durant les manifestations, des choses que l’on ne devrait pas voir dans un pays démocratique, avec un usage accru de la violence, du côté des contestataires, mais aussi de la police.
Si, pour faire respecter la loi, la police détient le monopole de la violence légitime, il semblerait, sous réserve des enquêtes administratives en cours, que certains comportements policiers aient plutôt relevé de la violence tout court. Alors que la force de la démocratie, c’est justement sa capacité à maîtriser les pulsions violentes entre camps antagonistes, ce genre d’épisodes risque de laisser des traces profondes.