Le 1er juin 2025, l’Ukraine a lancé l’opération « Toile d’araignée », une attaque d’envergure sans précédent sur le territoire russe. Des drones FPV (first person viewer), dissimulés dans des conteneurs montés sur des camions, ont été déployés depuis plusieurs sites à l’intérieur même de la Russie. Ces frappes ont visé simultanément cinq bases aériennes stratégiques, entraînant la destruction de plus de 40 bombardiers lourds russes selon les Ukrainiens.
Cette opération aurait infligé des pertes estimées à 7 milliards de dollars, représentant environ un tiers de la flotte stratégique russe. Dans les médias français, cette attaque a été largement qualifiée de « guerre asymétrique » ou « hybride ». Problème, l’utilisation de ces termes peut prêter à confusion. En qualifiant ainsi l’opération ukrainienne, le risque est grand de minimiser la complexité stratégique de l’action ainsi que de brouiller la distinction entre différentes formes de conflit.
Flou sémantique
Derrière le terme « asymétrique », on désigne des conflits opposant des acteurs aux capacités très inégales, mais ce flou sémantique masque une réalité bien plus complexe. L’asymétrie n’est en effet ni nouvelle, ni spécifique à notre époque : la plupart des conflits de l’histoire ont opposé des forces dissemblables. En faire un cadre d’analyse à part entière, c’est risquer de réifier une situation tout en occultant ses causes profondes. Pire, le terme tend tantôt à disqualifier l’adversaire en le reléguant à une tactique « irrégulière » voire « illégitime », tantôt à le glorifier. Là encore, l’imprécision du concept ouvre la porte à des usages idéologiques peu propices à une compréhension rigoureuse des dynamiques de guerre contemporaine.
Certes, il existe une disparité entre les moyens militaires de la Russie et ceux, plus limités, de l’Ukraine, mais réduire cet affrontement à une simple asymétrie reviendrait à gommer les dynamiques beaucoup plus complexes à l’œuvre. L’Ukraine, soutenue par une aide occidentale importante, a su compenser certains désavantages tactiques et technologiques, développant une résilience et une capacité d’innovation remarquables, notamment dans le domaine des drones ou de la guerre de l’information. Parler de guerre asymétrique dans ce cadre peut laisser entendre que l’un des camps utiliserait des méthodes « irrégulières » ou « non conventionnelles », brouillant la lecture morale et stratégique du conflit.
Il est crucial de manier cette notion avec prudence, afin de ne pas réduire un conflit d’une telle ampleur à une simple opposition de faibles contre des forts. De surcroît, cette expression renvoie naturellement à celle de « guerre hybride ». Elle mêle sans les définir des actions militaires, des cyberattaques, de la désinformation ou encore des pressions économiques. Cette élasticité sémantique, loin de clarifier les enjeux, entretient une ambiguïté dangereuse : elle permet de qualifier d’hostile presque toute action étrangère, brouillant la frontière entre guerre et paix.
Une forme d’euphémisation
Par ailleurs, à trop brandir le concept de « guerre hybride », on court un autre risque, plus insidieux encore : celui de diluer la gravité des actes hostiles qui nous sont adressés. En qualifiant ainsi les ingérences russes sur le sol européen — cyberattaques, campagnes de désinformation, manipulations politiques —, on les enferme dans une catégorie technique, qui permet de les traiter comme des irritants stratégiques plutôt que comme des agressions. Le vocabulaire, ici, produit une forme d’euphémisation qui affaiblit notre capacité à réagir.
Cette prudence s’explique sans doute par une posture morale que l’Europe cultive encore : celle d’un acteur rationnel, « honorable », qui ne se compromet pas dans ces jeux troubles. L’hybridité, ce serait l’arme du cynisme, celle qu’on observe chez les autres mais que l’on refuse d’envisager pour soi. Or il existe une infinité d’options : campagne de communication indirecte, partenariat stratégique dans une zone sensible, visite d’État là où cela dérange. Bref, agir avec subtilité, mais agir quand même. Car à force de refuser l’hybridité, nous avons peut-être aussi renoncé à la riposte.
Pour autant, il faut noter que le conflit russo-ukrainien illustre bien l’intensification des usages de nouveaux moyens dans la guerre contemporaine, notamment à travers l’utilisation combinée de drones, des opérations cyber, de la fabrique de l’image, ou encore des attaques sur des structures énergétiques et/ou symboliques. Face à une armée russe quantitativement supérieure, l’Ukraine sait exploiter des moyens accessibles mais efficaces, difficilement attribuables et très mobiles, et qui déplacent une partie de la confrontation hors du champ militaire habituel. Ils permettent à un acteur supposé « plus faible » de compenser l’écart de puissance conventionnelle, en menant des actions de harcèlement ou de sabotage à fort impact stratégique. Ils sont des tactiques de la guerre. Ils sont la guerre.
Ce glissement vers une guerre fondée sur l’innovation tactique et l’interconnexion des domaines – militaire, numérique, informationnel – marque un moment important – mais non novateur – où l’asymétrie devient moins un désavantage qu’un mode opératoire assumé. Désormais, la guerre ne se joue plus seulement sur le champ de bataille, mais dans les câbles, les clouds et les carcasses de drones.