Tribune

Conférence sur l’océan : « La pêche illégale doit être un sujet central des négociations »

Sabine Roux de Bézieux
Présidente de la Fondation de la Mer
« Dans les cales des bateaux comme dans les usines de transformation, l’exploitation humaine se conjugue alors à la surexploitation des mers. »
« Dans les cales des bateaux comme dans les usines de transformation, l’exploitation humaine se conjugue alors à la surexploitation des mers. » Ирина Орлова / stock.adobe.com
Alors que la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc 3) se tient à Nice du lundi 9 au vendredi 13 juin, Sabine Roux de Bézieux alerte sur l’impact humain et écologique de la pêche illégale. Pour la présidente de la Fondation de la mer, il est urgent d’agir et de changer de modèle économique.

La pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) est une menace systémique : elle détruit les écosystèmes marins, alimente la corruption, mine les économies locales et perpétue des crimes humains bien souvent ignorés. La pêche INN représenterait jusqu’à 26 millions de tonnes de « poissons fantômes » qui viendraient abonder les 80 millions de tonnes de captures en mer déclarées, soit 11 à 19 % en plus des prises comptabilisées. Chaque année, elle prive l’économie mondiale de 8,8 à 20,2 milliards d’euros, tout en mettant en péril la sécurité alimentaire de millions de personnes, notamment dans les pays en développement, où poissons, crustacés et mollusques fournissent plus de 20 % des protéines animales à plus de 3 milliards d’humains.

Des flottilles étrangères pêchent à la limite des eaux nationales, pillent les ressources halieutiques locales et compromettent l’avenir des pêcheurs artisanaux. Acculés par la précarité, certains deviennent des proies faciles pour des formes modernes d’esclavage. Mais ils ne sont pas les seuls : de nombreux travailleurs migrants, souvent très pauvres, sont eux aussi piégés dans des réseaux d’exploitation, parfois bien au-delà du secteur de la pêche. Les estimations mondiales de 2021 de l’Organisation internationale du travail font état d’un total de 128 000 pêcheurs soumis au travail forcé dans le monde. Dans les cales des bateaux comme dans les usines de transformation, l’exploitation humaine se conjugue alors à la surexploitation des mers.

Des conditions inhumaines

Peu de consommateurs le savent : derrière un filet surgelé, il peut y avoir un homme réduit en esclavage. Des migrants, souvent originaires d’Afrique de l’Ouest ou d’Asie du Sud-Est, sont recrutés puis piégés en mer. Privés de papiers, de salaires, de repos et de moyens de communication, ils travaillent jusqu’à 22 heures par jour dans des conditions inhumaines.

La pratique du transbordement en mer, qui permet aux bateaux de transférer leurs cargaisons loin des côtes sans contrôle, rend ces abus quasi invisibles. Un marin a témoigné auprès de l’ONG Environmental Justice Foundation : « Six (marins) coréens n’ont pas été autorisés à rentrer chez eux, même après avoir terminé leur contrat de quatre ans. Ils ont simplement été déplacés d’un navire à l’autre. »

Même les observateurs scientifiques, chargés de surveiller les pratiques à bord, ne sont pas épargnés. Depuis 1990, 23 d’entre eux sont morts dans des conditions suspectes, selon The Association for Professional Observers (APO). Le cas le plus récent est celui de Samuel Abayateye, observateur ghanéen retrouvé mort sur une plage après avoir dénoncé des transbordements. L’enquête a été classée sans suite.

Changer de modèle économique

Ce système, opaque et criminel, ne survivrait pas sans notre ignorance collective. Et pourtant, des solutions concrètes existent. Le premier geste est à la portée de chacun : manger du poisson traçable, local et issu d’une pêche durable. La France est le 4e pays européen consommant le plus de poisson par habitant. Elle importe plus de 80 % de produits aquatiques (pêche et aquaculture) pour satisfaire cette consommation, principalement du saumon, du cabillaud, du thon listao et albacore. Privilégier le poisson français, pêché de manière responsable, c’est permettre au consommateur de refuser de cautionner l’esclavage moderne et la destruction des écosystèmes marins. Savoir qui l’a pêché, où, et comment, c’est déjà résister.

Mais les citoyens ne peuvent pas tout. Les entreprises, elles aussi, ont un rôle central à jouer. Elles doivent exiger une traçabilité complète de leurs chaînes d’approvisionnement, de la mer à l’assiette, et garantir le respect des droits humains à chaque étape, en refusant de s’approvisionner auprès de fournisseurs douteux. À ce jour, seulement 20 % des plus grandes marques de thon sont capables de garantir que leurs produits respectent les droits des travailleurs tout au long de la chaîne de production. Ce chiffre doit évoluer, et vite.

Enfin, les gouvernements doivent créer le cadre juridique et politique nécessaire à ce changement et renforcer les contrôles sur la pêche industrielle internationale. Comme le résume l’océanographe Didier Gascuel : « Vous avez votre carte bleue, mais aussi votre carte d’électeur. »

Changer nos assiettes, c’est bien. Changer le modèle économique qui les remplit, c’est vital. Face à l’urgence écologique et humaine, la Fondation de la mer appelle les décideurs politiques, les ONG, les entreprises et les citoyens à faire de la lutte contre la pêche illégale un sujet central des négociations de la troisième Conférence des Nations unies sur l’Océan (Unoc 3), qui a lieu à Nice en ce moment.

OSZAR »