ADÈLE ET MOI
de Julie Wolkenstein
Éditions P.O.L, 596 p., 22 €
Dans ce beau roman à deux voix, la narratrice, universitaire d’une quarantaine d’années, retrouve dans les papiers personnels de son père qui vient de mourir des documents concernant Adèle Duval, sa grand-mère, née en 1860, morte en 1941, et dont elle ne savait rien, pas même le prénom.
Elle se sent plus proche d’ordinaire des figures littéraires que des personnes de la vie réelle, et pourtant quelque chose l’incite à partir sur les traces de cette aïeule dans les lieux où elle-même a vécu son enfance et vit encore, l’hôtel particulier rue Barbet-de-Jouy, la villa de Sèvres, et surtout celle de Saint-Pair sur la côte normande.
Parce que, dit-elle, les maisons sont pour les êtres humains des «enveloppes», elle cherche ce qui en elle subsiste de cette femme à laquelle va la lier une mystérieuse empathie. C’est d’ailleurs la jeune Adèle qui ouvre le récit, écrit à la troisième personne, avec son arrivée à Saint-Pair le 11 septembre 1870. Elle a 10 ans, c’est son premier voyage en train, sa première guerre – elle en vivra trois – et c’est la première fois qu’elle voit la mer. Dès les premières lignes, Adèle rejoint des situations, des lieux, des motifs récurrents dans l’univers imaginaire que Julie Wolkenstein, construit et enrichit d’une fiction à une autre.
Comme dans L’Excuse, l’héroïne se retrouve dans une vieille maison en face de la mer, la mer aussi fascinante et menaçante que dans les autres romans, mais à la petite île du Massachusetts a succédé la côte normande, l’époque est plus dure, plus inquiétante que les années 2030 telles que Julie Wolkenstein les imagine dans l’ouvrage précédent. Et dans l’espace de fascination que dessine la romancière, Balzac voisine avec Henry James.
En effet, la vie d’Adèle, de son mari, de sa descendance, la reconstitution d’un milieu, la haute bourgeoisie parisienne, permettent de continuer le récit de La Comédie humaine à travers les décennies moins éloignées de nous et d’évoquer, après l’ascension de cette classe, un lent déclin à la suite des guerres. Mais le récit oriente aussi vers le Balzac tourné vers l’intériorité, celui qui écrivit: «Nous mourons tous inconnus» , et l’ombre de James s’étend elle aussi sur la narration.
Dans les marges du Journal ou les souvenirs d’une vieille cousine survivante des années lointaines, à travers les interdits et les non-dits, la romancière traque un secret qui avait échappé à Adèle elle-même jusqu’à l’âge de 50 ans, secret qui, sitôt découvert, semble en cacher un autre, plus profondément enfoui encore.
Le portrait de l’aïeule devient un reflet dans le miroir où la narratrice voit se dessiner sa propre image. Elle n’a pas beaucoup d’attirance pour la vie corsetée de son arrière-grand-mère, limitée par les interdits, ou sa bigoterie des dernières années. Mais comme dans les autres fictions de Julie Wolkenstein, des leurres, de fausses pistes, des allusions, des citations cachées sont là pour guider ou détourner dans une sorte de jeu de l’Oie, du côté de la comtesse de Ségur ou de Zénaïde Fleuriot, plus tard du Chevalier à la rose, ou de Tchekhov qu’Adèle n’avait du reste pas lu.
En fait le fil qui court à travers toute la trame du récit est donné dès les premières pages grâce à la présence très discrète de Cécile, psychanalyste intéressée par la répétition des mêmes faits, par les mêmes prédispositions héréditaires, les mêmes blessures frappant d’une génération à l’autre.
Et le déni de la narratrice qui ne veut pas accorder foi aux hypothèses de son amie donne bien plus de force à la fiction qui se termine par une indication de la romancière – à laquelle elle ressemble beaucoup – «Saint-Pair août 2012». Mais c’est la voix d’Adèle que l’on entend en dernier.