« Je suis de la dernière génération qui n’est pas née avec Internet. Lorsque le numérique est entré dans nos maisons, nous avons cru que nous pourrions faire le tour de ses données. J’ai donc grandi avec un Internet possiblement fini et une planète infinie. Aujourd’hui, nous savons que c’est le contraire. Internet est infini, notre planète est finie. »
À 34 ans, Alice Zeniter a déjà une longue carrière de romancière derrière elle (elle a commencé à publier à 17 ans) et la particularité de s’atteler à des sujets de grande ampleur qui tendent à épouser la marche de l’histoire, comme son roman Sombre dimanche sur la chute du rideau de fer vue de l’Est, ou L’Art de perdre sur la guerre d’Algérie envisagée du point de vue des harkis. Elle a déjà reçu de nombreuses récompenses pour chacun de ses livres (prix du livre Inter, Goncourt des lycéens…).
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Cet automne, Alice Zeniter, qui est aussi dramaturge et metteuse en scène, va faire son premier « seule en scène ». Le spectacle s’appellera Je suis une fille sans histoire, et sera créé à Valence. Il arrivera à Paris au printemps. Elle y évoquera la forme des récits, les histoires d’amour, « ce sera une sorte d’histoire des histoires ». Curieux destin pour une jeune femme qui a commencé les cours de théâtre à 10 ans, « contrainte et forcée », inscrite par sa mère car elle était « d’une timidité maladive ».
Son nouveau roman explore l’engagement politique : traditionnel (exercé à travers les mandats démocratiques ou l’action locale), ou plus obscur, à travers ceux qui œuvrent dans les profondeurs du Web. Cette dimension pourrait, à première vue, intimider le lecteur, elle est néanmoins essentielle pour embrasser notre monde contemporain.
Agir sur des territoires minuscules
Les héros de son roman ont l’âge d’Alice Zeniter. Comme elle, ils doivent vivre avec l’idée qu’ils opèrent sur des territoires minuscules, que ce qu’ils font ne changera pas le monde. « Ce qui est nouveau, aujourd’hui, souligne-t-elle, c’est qu’il ne faut plus raconter ces histoires comme des actions solitaires. Même minuscules, elles ne sont plus séparées. » Écrire est pour elle l’un de ces microterritoires. « La relation dynamique entre l’humain et le territoire me fascine. Je ne cesse de traiter cette question dans mes livres. »
Après quelques années passées à Paris et à Budapest, Alice Zeniter, qui a grandi à la campagne, vit aujourd’hui dans un village des Côtes-d’Armor, proche de la mer. Elle y a acheté une maison, où elle aime être seule, écrire plusieurs heures chaque jour. Elle s’est prise d’amour pour le jardinage, ne répugne pas à couper son bois, ou à nager dans une mer glaciale. Elle a établi le siège social de sa compagnie de théâtre, L’Entente cordiale, à Saint-Brieuc. « En Bretagne, il est plus facile de se sentir chez soi. Paris est trop dense pour ça. »
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Les territoires d’Alice s’étendent de l’Algérie que son père kabyle a quittée à l’âge de 8 ans, à la Normandie de sa mère, Clamart où elle est née en 1986, puis la Sarthe, proche d’Alençon, où elle est arrivée à 3 ans. « Le fait d’avoir commencé à vivre en banlieue parisienne, au treizième étage d’une tour, puis d’être arrivée dans un grand espace, en bordure de forêt, avec un étang dans le jardin, a été très propice au développement de mon imagination. »
Chasses au trésor
Ce territoire, les trois sœurs Zeniter (Alice est celle du milieu) le découpent pour leurs chasses au trésor. « Cet espace, immense et potentiellement hostile, nous a permis de grandir loin des contraintes de genre. Au village, mes copines aimaient les robes, les lits à baldaquin, tandis que nous grimpions aux arbres. »
Les trois sœurs aiment la lecture, les histoires (l’aînée vit à New York et travaille dans le cinéma, la dernière est devenue professeure de français et de théâtre), inventent des spectacles pour leurs parents. Alice, abonnée à J’aime lire, Je bouquine, commence à apprécier la littérature. « J’ai adoré cette période préadolescente où j’étais fière de lire Les Trois Mousquetaires dans sa version intégrale, où j’avalais tout Zola et ses Rougon-Macquart tout en continuant de profiter des livres de Marie-Aude Murail. »
Un pied dans la littérature pour adulte, un autre dans celle pour la jeunesse. Un bon équilibre pour l’actuelle romancière qui se plaît à écrire de temps à autre pour la jeunesse. « La langue, entre le sautillement et la chanson, appartient à la littérature de jeunesse. C’est un vrai travail sur la langue et sur la joie. Je milite pour la lecture à voix haute et pas seulement pour les enfants. C’est un moment de partage merveilleux. On devrait pouvoir se faire lire des histoires à tout âge. »
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Roman-monde
« Comme un empire dans un empire », d’Alice Zeniter
Flammarion, 400 p., 21 €
Que peuvent nos engagements minuscules dans l’immensité de ce qui serait nécessaire pour changer notre société ? C’est la question que se posent les deux héros trentenaires de ce roman-monde. Antoine est l’assistant parlementaire d’un député socialiste qui se débat dans le marasme de son parti. En ce début 2019, les gilets jaunes ébranlent ses convictions. Son ambition achoppe sur les réalités de la vie politique, son langage creux, ses intrigues.
Embarrassée par un corps trop grand, L. a quant à elle trouvé refuge dans les profondeurs d’Internet, avec des Robins des bois du numérique qui espèrent faire tomber les grosses compagnies.
Porté par un souffle puissant, l’art narratif d’Alice Zeniter se révèle dans les détails – visuels, psychologiques, analytiques. Les lieux font l’objet de descriptions quasi balzaciennes, et les méandres des pensées des personnages sont si finement exposés que même les novices du Web ou les phobiques de la politique ne peineront pas à comprendre leurs motivations. Et surtout, au-delà de l’intrigue singulière, l’auteure parvient, comme dans ses précédents romans, à rendre compte de l’esprit d’une époque et ses enjeux, et à faire ressentir au lecteur la nécessité qui a traversé son écriture.