« Le décès est réputé comme étant une mort naturelle résultant d’une aide active à mourir » (article 3 de la proposition de loi sur l’aide active à mourir). Par cette simple phrase, l’article 3 de la proposition de loi introduit un basculement sans précédent : une mort provoquée pourrait désormais être juridiquement réputée « naturelle ». Non plus une issue tragique, ni même une exception encadrée, mais un événement devenu ordinaire, intégré dans la continuité administrative de la vie. Ce qui relève d’une rupture – la décision d’en finir avec l’aide d’un tiers – est ainsi effacé dans sa portée éthique et politique, réduit à un fait biologique.
Ce déplacement du sens n’est pas sans conséquence. Il évoque ce que Giorgio Agamben nomme, dans Homo sacer, la « vie nue » : une existence humaine ramenée à sa seule dimension organique, dépouillée de son épaisseur symbolique, livrée au pouvoir souverain sans recours au droit commun. L’Homo sacer est celui que l’on peut supprimer sans que cela constitue un crime : ni pleinement sujet de droit, ni totalement exclu, il occupe une zone grise où l’acte de donner la mort devient juridiquement invisible.
L’interdit de tuer transgressé
En qualifiant de « naturelle » une mort médicalement provoquée, l’article 3 opère une neutralisation symbolique d’un acte qui transgresse l’un des fondements du lien social : l’interdit de tuer. Au-delà de la rupture anthropologique dans le lien thérapeutique que consacre ce projet de loi, c’est la nature même du geste demandé au soignant qui se trouve ici niée. Dire qu’une telle mort est « naturelle », ce n’est pas une approximation langagière : c’est une perversion du langage. Le mot n’éclaire plus le réel, il le masque. Là où la parole devrait dire : « Une vie a été interrompue », elle impose l’euphémisme, l’effacement, le silence.
Traditionnellement, en psychanalyse comme en philosophie du langage, on affirme que « le mot est le meurtre de la chose » : en nommant, le langage introduit une distance symbolique, permettant au réel d’être représenté, pensé, partagé. Mais ici, cette structure s’inverse. Avec la requalification juridique d’une euthanasie ou d’un suicide assisté en « mort naturelle », ce n’est plus le mot qui travaille l’acte, c’est l’acte lui-même – le geste létal –, qui vient détruire la fonction symbolisante du mot. Le réel brut, non mis en récit, écrase le langage.
Un deuil difficile
Là où les mots devraient porter l’énoncé d’un acte irréversible, ils sont contraints au silence – ou pire détournés de leur fonction pour dire autre chose que ce qui s’est réellement produit. Ce renversement témoigne d’une perversion symbolique : le langage ne sépare plus, ne révèle plus, ne crée plus d’espace éthique. Il dissimule, absorbe, anesthésie. Ce n’est plus un meurtre symbolique structurant qui permet au sujet et au collectif de penser la perte – mais la suppression symbolique du meurtre réel. Une forme d’annulation de la gravité de l’acte par un artifice linguistique.
En passant d’un usage du langage qui permet de penser la mort à un usage qui empêche d’en mesurer le poids, on compromet une fonction essentielle de la parole : permettre au réel d’être partagé, mis en sens, inscrit dans une trame de lien et de mémoire. Car ce qui n’est pas nommé, représenté, élaboré ne disparaît pas. Le réel non symbolisé revient. Mais il revient sous forme d’effraction : angoisses massives, sentiment d’irréalité, reviviscences traumatiques, culpabilité diffuse. On sait qu’« il s’est passé quelque chose », mais on ne peut pas le dire…
En refusant de nommer comme tel un geste de mort, en appelant « naturelle » une action létale, on prive les proches, les soignants et la société d’un espace de symbolisation partagé. Le deuil devient plus difficile, l’acte plus confus, la mémoire collective plus fragile. Un langage ainsi dévoyé ébranle les fondements mêmes du soin, de la responsabilité et du lien éthique.