On la trouve en boulangerie, sous les bras d’une marinière en carte postale, mais aussi dans la poubelle : la baguette, emblème suprême de la boulangerie française, est pointée du doigt par une étude publiée mardi 13 mai par l’application antigaspi Too Good To Go. Elle indique que 6 Français sur 10 jettent leur pain. Parmi eux, 41 % jetteraient plus d’une demi-baguette par mois.
Pour limiter son gaspillage, faut-il rompre les « 250 grammes de magie et de perfection », salué par Emmanuel Macron lors de l’inscription de la baguette au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2020 ? Une demi-baguette est-elle encore une baguette ? Retour sur l’évolution de cette icône nationale.
Une exigence bourgeoise
Légère et moins volumineuse, certains assurent que la baguette est apparue dans les poches des soldats de Napoléon. D’autres la font plutôt naître dans celles des ouvriers du métro parisien qui, venus de toute la France pour le chantier sous-terrain, étaient sujets aux bagarres entre identités régionales. Pour se prémunir des armes blanches, les maîtres d’œuvre auraient demandé aux boulangers de concevoir un pain qui puisse se rompre sans couteau.
Deux légendes urbaines, pour un pain qui est bel et bien né à Paris, mais loin des classes populaires. « La baguette est venue répondre aux exigences d’une clientèle aisée, qui souhaitaient un pain frais à toute heure, avec davantage de croûte, et moins de mie », explique à La Croix Éric Birlouez, sociologue de l’alimentation et auteur du livre Le Pain, une croustillante histoire (Éd. Quae, 2024).
La « baguette » apparaît ainsi pour la première fois dans un traité de boulangerie en 1904, mais elle ne se démocratise qu’à partir des années 1960, au moment des Trente Glorieuses, « quand la hausse du pouvoir d’achat permet aux ménages de diversifier leur alimentation », explique Éric Birlouez. « La baguette en accompagnement remplace la boule de pain qui était jusqu’alors le socle du repas. »
Chute de la consommation
Si la baguette est aujourd’hui la première forme de pain consommée en France, elle n’échappe pas à la baisse générale de consommation du pain, rappelle le sociologue. « Au Moyen Âge, on consommait 1,5 kg de pain quotidien par personne. Au début du XXe, on était encore à 900 g par personne, quand aujourd’hui, on est plutôt à 80 g. »
Une chute de la consommation que l’on doit à la diversification de nos repas, à commencer par celui du petit déjeuner. « Le pain a perdu cette double valeur, à la fois vitale et sacrée pour les chrétiens », souligne Éric Birlouez. « C’est aussi cette banalisation de la baguette de pain qui permet d’expliquer son gaspillage actuel. » Remise en cause pour ses calories, son gluten, sa panification… À la marge, le sociologue observe une tendance chez des jeunes « aisés ou éduqués », à bouder la baguette, pour des pains plus intéressants d’un point de vue nutritif.
Désavouée, la baguette ? Culturellement, les Français restent en réalité très attachés à leur pain longiligne. « Elle est toujours omniprésente à table et c’est, pour les Français à l’étranger, le premier aliment qui leur manque », constate le sociologue.
Farine, eau, sel, levure ou levain
De l’eau, de la farine, du sel, de la levure ou du levain. Si ces quatre ingrédients définissent la « baguette traditionnelle », c’est moins la recette que « les savoir-faire et la culture de la baguette de pain », induits par la production et la vente de la baguette, qui lui vaut son inscription à l’Unesco.
Le produit en tant que tel a connu de sensibles évolutions au cours du temps. Dans le premier quart du XXe siècle, la baguette suit l’évolution de la boulangerie, qui pour respecter la loi d’interdiction du travail de nuit pour les boulangers – que Marx surnommait « les mineurs blancs » – fait désormais monter son pain avec de la levure, plus rapide que le levain.
Depuis 2023, la baguette est également moins salée. Cette évolution dans la recette est le résultat d’un engagement collectif pris par le secteur de la boulangerie qui, pour des raisons de santé publique, s’est engagé à réduire la quantité de sel dans le pain. Un accord qui a permis de réduire de plus de 20 % les teneurs en sel dans les pains par rapport à celle mesurée en 2015.
Si l’évolution de la recette n’altère pas la définition de la baguette, en sera-t-il de même si pour freiner son gaspillage elle doit être raccourcie ? « Beaucoup de boulangers proposent déjà des demi-baguettes, et le symbole du produit n’en souffre pas », relativise le sociologue.