« Quand une idéologie devient maîtresse de ma vie, alors je ne peux plus dialoguer » : la mise en garde du cardinal Prevost face à la polarisation

Robert Francis Prevost, désormais pape Léon XIV, célèbre une messe pour Notre-Dame de Guadalupe dans la basilique Saint-Pierre de la Cité du Vatican, le 1er décembre 2024.
Robert Francis Prevost, désormais pape Léon XIV, célèbre une messe pour Notre-Dame de Guadalupe dans la basilique Saint-Pierre de la Cité du Vatican, le 1er décembre 2024. ALESSIA GIULIANI / Catholic Press Photo/MAXPPP
Dans un entretien publié sur le site de l’ordre des Augustins le 30 septembre 2023, alors qu’il venait de recevoir la barrette pourpre, le cardinal Robert Francis Prevost – élu pape jeudi 8 mai, sous le nom de Léon XIV – esquissait une vision pastorale marquée par la recherche de l’unité dans un monde polarisé.

Entretien initialement publié sur le site de l’ordre de saint Augustin (OSA).

En janvier 2023, nous avons appris que le pape François vous nommait préfet à la tête du dicastère pour les évêques. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?

Cardinal Robert Francis Prevost : Le fait que le pape François m’ait demandé d’accepter cette mission a été une surprise pour moi. J’étais membre du dicastère depuis plusieurs années – depuis 2020 – et quand il m’a dit qu’il « réfléchissait à cette possibilité », j’ai dit au Saint-Père : « Vous savez que je suis très heureux au Pérou. Que vous décidiez de me nommer ou de me laisser où je suis, je serai heureux ; mais si vous me demandez d’assumer un nouveau rôle dans l’Église, j’accepterai. » Et cela à cause de mon vœu d’obéissance. J’ai toujours fait ce qu’on m’a demandé de faire, que ce soit dans l’ordre ou dans l’Église. C’est alors qu’il m’a dit : « Priez pour que je prenne une bonne décision. »

Et bien… La suite est déjà connue… C’est un honneur de recevoir ce mandat mais, honnêtement, il m’est difficile de quitter Chiclayo après tant d’années – plus de vingt ans au Pérou –, étant heureux de faire ce que je faisais. Donc, maintenant, je suis de retour à Rome, une ville que je connais évidemment très bien. Chaque jour, je me dis : « Seigneur, tout cela est entre tes mains. Donne-moi la grâce dont j’ai besoin pour mener à bien cette tâche. » Et comme j’ai essayé de le faire tout au long de ma vie religieuse, j’ai dit « oui », allons de l’avant avec la grande aventure d’être un disciple du Christ.

Comment se passe le quotidien au sein du dicastère ?

R. F. P. : Le Saint-Père, dans le cadre de son ministère, a la responsabilité de nommer des évêques, de choisir qui sera appelé à être l’un des successeurs des apôtres. D’une part, mon « travail » si vous voulez, ou mon service au Saint-Père et à l’Église est d’aider dans ce processus d’identification, de sélection de bons candidats comme évêques dans différentes parties du monde. Pas dans toutes, bien sûr, puisque dans certaines, ce travail est effectué par le dicastère pour l’évangélisation. On pourrait donc dire que la sélection des évêques est un aspect important de mon travail.

D’autre part, l’un des principaux devoirs du préfet est d’accompagner les évêques, les hommes ordonnés à l’épiscopat, alors qu’ils – tout comme les prêtres – acquièrent de l’expérience et avancent dans la voie du Seigneur. Ce travail exige, avant tout, que nous restions à leurs côtés, cherchant des moyens plus efficaces pour que les pasteurs du peuple de Dieu sachent qu’ils ne sont pas seuls.

À cette fin, nous avons poursuivi cette année la formation pour les nouveaux évêques qui se déroule typiquement chaque année en septembre ici au Saint-Siège. Nous proposons également des retraites et une formation continue qui peuvent les aider à gouverner et à prendre soin du clergé dans les difficultés spécifiques qui surgissent.

Quelles caractéristiques fondamentales sont, selon vous, nécessaires pour être un bon évêque ?

R. F. P. : Être un bon pasteur signifie pouvoir marcher aux côtés du peuple de Dieu et vivre près de lui, ne pas être isolé. Le pape François l’a très clairement indiqué à de nombreuses occasions. Il ne veut pas d’évêques qui vivent dans des palais. Il veut des évêques qui vivent en relation avec Dieu, avec leurs frères évêques, avec les prêtres et surtout avec le peuple de Dieu d’une manière qui reflète la compassion et l’amour du Christ, créant une communauté, apprenant à vivre ce que signifie faire partie de l’Église d’une manière intégrale, ce qui nécessite beaucoup d’écoute et de dialogue.

Nous sommes à la veille de l’ouverture du prochain Synode sur la synodalité, ce qui signifie reconnaître l’importance de ce rôle au sein de l’Église. Un évêque, par conséquent, doit avoir de nombreuses compétences. Il doit savoir gouverner, administrer, organiser et savoir traiter avec les gens. Mais si je devais souligner une caractéristique par-dessus tout, c’est qu’il doit proclamer Jésus-Christ et vivre la foi afin que les fidèles voient dans son témoignage une incitation à vouloir être une partie toujours plus active de l’Église que Jésus-Christ lui-même a fondée. En quelques mots : aider les gens à connaître le Christ par le don de la foi.

Alors que vous venez juste d’être créé cardinal, quels sont, selon vous, les principaux défis de l’Église pour diffuser l’Évangile dans une société de plus en plus incroyante ?

R. F. P. : La mission de l’Église est la même depuis 2 000 ans, lorsque Jésus-Christ a dit : « Allez donc et faites des disciples de toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28, 19). Nous devons annoncer la bonne nouvelle du Royaume de Dieu tout en comprenant ce qu’est l’Église dans sa réalité universelle. C’est l’une des choses que j’ai apprises lorsque j’étais prieur général des Augustins et cela a certainement constitué une grande base pour le rôle que j’assume maintenant.

Il y a de nombreuses cultures différentes, de nombreuses langues différentes, de nombreuses circonstances différentes à travers le monde où l’Église répond. Donc, lorsque nous énumérons nos priorités et évaluons les défis devant nous, nous devons être conscients que les urgences de l’Italie, de l’Espagne, des États-Unis, du Pérou ou de la Chine, par exemple, ne sont presque certainement pas les mêmes sauf en une chose : le défi sous-jacent que le Christ nous a laissé de prêcher l’Évangile et que celui-ci est le même partout. Les priorités du travail pastoral seront toujours différentes d’un endroit à l’autre, mais reconnaître la grande richesse de la diversité au sein du peuple de Dieu est extrêmement utile, car cela nous rend plus sensibles lorsqu’il s’agit de mieux les rejoindre et répondre à ce qu’ils attendent de nous.

Comment pouvons-nous mener à bien la « nouvelle évangélisation » – une préoccupation partagée par les récents papes – en particulier en Occident, où les vocations baissent fortement et les jeunes semblent de plus en plus détachés de ce que l’Église a à leur offrir ?

R. F. P. : Revenons aux Journées mondiales de la jeunesse à Lisbonne (en août 2023, NDLR). J’ai eu le privilège d’y accompagner le pape François et pu voir des milliers de jeunes cherchant des expériences qui les aideraient à vivre leur foi.

Tout d’abord, notre priorité ne peut pas être de chercher des vocations. Notre priorité doit être de vivre la Bonne Nouvelle, de vivre l’Évangile, de partager l’enthousiasme qui peut naître dans nos cœurs et dans nos vies lorsque nous découvrons vraiment qui est Jésus-Christ. Lorsque nous continuons à marcher avec le Christ, en communion les uns avec les autres, dans cette amitié avec le Seigneur et en comprenant combien il est grand d’avoir reçu ce don, les vocations viennent. Il est vrai que dans certaines parties du monde, en ce moment, pour diverses raisons, il y a moins de vocations que par le passé. Et bien que ce soit, bien sûr, une préoccupation, je ne pense pas que ce soit la principale.

Si nous apprenons à mieux vivre notre foi, à inviter et à en inclure d’autres dans la vie de l’Église, surtout les jeunes, certaines vocations viendront encore à nous. De plus, je pense que nous devons voir les laïcs comme des laïcs. C’est l’un des nombreux dons qui a évolué au cours des dernières années : découvrir que ceux-ci ont un rôle très important dans l’Église.

Tant que les laïcs, comme le dit le pape François, n’assument pas le rôle du clergé et ne deviennent pas cléricaux, et vivent leur propre vocation baptismale de ce que signifie faire partie de l’Église, nous commençons à vivre avec plus de clarté. Je crois que le témoignage de la vie religieuse, bien que les chiffres puissent être moindres à l’avenir, a toujours une valeur capitale en raison de ce que signifie vivre cet aspect de la consécration, du don total de sa vie au Seigneur et au service des autres.

Le sacerdoce a, et continuera d’avoir, un rôle très important dans la vie de l’Église et de tous les croyants. Par conséquent, je dirais que développer une compréhension plus complète de l’Église et continuer à vivre ce ministère – le ministère du sacerdoce – avec son immense sagesse, peut nous aider à mieux vivre avec les problèmes qui pourraient se présenter et à renforcer la conviction que nous avançons toujours, que le Seigneur n’abandonne pas son Église. Ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Personnellement, je vis cette réalité avec un grand espoir.

À votre avis, comment peut-on créer l’unité à partir de la diversité ?

R. F. P. : C’est un vrai défi, surtout lorsque la polarisation est devenue le mode de fonctionnement dans une société qui, plutôt que de rechercher l’unité comme principe fondamental, va d’un extrême à l’autre. Les idéologies ont acquis plus de pouvoir que l’expérience réelle de l’humanité, de la foi, des valeurs réelles que nous vivons. Certains interprètent mal l’unité, dans le sens de l’uniformité : « Vous devez être comme nous. » Non. Cela ne peut pas être ainsi.

La diversité ne peut pas non plus être comprise comme une façon de vivre sans critères, ni ordre. Ces derniers perdent de vue que dès la création même du monde, le don de la nature, le don de la vie humaine, le don de tant de choses différentes que nous vivons et célébrons réellement, ne peuvent être soutenus en inventant nos propres règles et en faisant les choses uniquement à notre façon. Ce sont des positions idéologiques.

Quand une idéologie devient maîtresse de ma vie, alors je ne peux plus dialoguer ou m’engager avec une autre personne parce que j’ai déjà décidé comment les choses seront. Je suis fermé à la rencontre et la transformation ne peut, en conséquence, avoir lieu. Et cela peut arriver n’importe où dans le monde sur n’importe quel sujet. Cela rend évidemment très difficile le fait d’être Église, d’être communauté, d’être frères et sœurs.

Comment la figure de saint Augustin vous aide-t-elle dans votre vie quotidienne ?

R. F. P. : Quand je pense à saint Augustin, à sa vision et à sa compréhension de ce que signifie appartenir à l’Église, l’une des premières choses qui me vient à l’esprit est ce qu’il dit sur le fait qu’on ne peut pas dire qu’on est disciple du Christ sans faire partie de l’Église. Le Christ fait partie de l’Église. Il en est la tête. Donc les personnes qui pensent qu’elles peuvent suivre le Christ « à leur manière » sans faire partie du corps, vivent, malheureusement, une distorsion de ce qui est vraiment une expérience authentique. Les enseignements de saint Augustin touchent chaque partie de la vie et nous aident à vivre en communion. L’unité et la communion sont des charismes essentiels de la vie de l’ordre et une partie fondamentale de la compréhension de ce qu’est l’Église et de ce que signifie en faire partie.

Que pourriez-vous dire aux séminaristes qui, durant leur période de formation, peuvent connaître un moment de faiblesse ou de doute quant à leur vocation ?

R. F. P. : Je suppose que la première chose que je leur dirais est les mots que le Christ a répétés tant de fois dans l’Évangile : « N’ayez pas peur. » Le Seigneur appelle – et son appel est vrai. N’ayez pas peur de dire « oui ». N’ayez pas peur d’ouvrir votre cœur à la possibilité que le Seigneur vous appelle à la vie religieuse, ou à la vie augustinienne, ou au sacerdoce, ou à d’autres formes de service dans l’Église. Je me souviens quand j’étais novice, un frère plus âgé nous a rendu visite et a simplement dit un mot qui résonne encore en moi : « Persévérez. »

Nous devons prier pour cette persévérance, car aucun de nous n’est exempt de moments difficiles, que nous soyons mariés, célibataires ou augustiniens. Nous ne pouvons pas abandonner à la première difficulté, sinon, et c’est important, nous n’irons jamais nulle part dans la vie. La persévérance est un grand don que le Seigneur est prêt à nous offrir. Mais nous devons apprendre à l’embrasser et à l’intégrer à notre vie, à être forts. C’est l’un de ces dons qui se construit avec le temps, dans les petites épreuves au début qui nous aident à être plus forts, à pouvoir porter la Croix quand elle devient plus lourde. Cela nous aide à commencer à avancer, puis nous maintient en progression.

Enfin, qu’aimez-vous faire quand vous avez du temps libre ?

R. F. P. : Je me considère comme un joueur de tennis assez amateur. Depuis que j’ai quitté le Pérou, j’ai eu peu d’occasions de pratiquer, donc j’ai hâte de retourner sur le court (rires). Non pas que ce nouveau travail m’ait laissé beaucoup de temps libre pour cela jusqu’à présent…

J’aime aussi beaucoup lire, faire de longues promenades et voyager – voir et apprécier des lieux nouveaux et divers. J’aime me détendre avec des amis et rencontrer un large éventail de personnes différentes. Des personnes différentes peuvent grandement enrichir nos vies. Et, à vrai dire, en tant qu’augustinien, avoir une communauté riche construite sur la capacité de partager avec les autres ce qui nous arrive, d’être ouvert aux autres, a été l’un des plus grands dons que j’ai reçus dans cette vie. Le don de l’amitié nous ramène à Jésus lui-même. Avoir la capacité de développer des amitiés authentiques dans la vie est beau. Sans aucun doute, l’amitié est l’un des dons les plus merveilleux que Dieu nous ait donné.

OSZAR »