Un jeu de poker menteur s’est engagé entre la Russie et l’Ukraine autour de la possibilité de négociations directes : alors que l’Ukraine, soutenue par ses alliés occidentaux, faisait d’un cessez-le-feu de trente jours un préalable à ces discussions, la Russie a appelé à la reprise sans condition de négociations à Istanbul, là même où Russes et Ukrainiens avaient tenu des pourparlers infructueux dans les semaines suivant l’invasion russe de 2022.
Pressé par Donald Trump d’accepter ces discussions, Volodymyr Zelensky a défié son homologue russe de le retrouver à Istanbul le 15 mai, renonçant au préalable d’un cessez-le-feu pour placer Vladimir Poutine face à ses contradictions. L’enjeu de ce bras de fer, pour Kiev et Moscou, est de convaincre Donald Trump que la responsabilité d’un éventuel échec des négociations revient à leur adversaire respectif.
Depuis l’investiture du président américain, son ambition de parvenir à un règlement rapide du conflit a suscité l’attente d’un processus diplomatique, sans autre fondement que la parole de Donald Trump lui-même et, apparemment, sans stratégie de négociation clairement définie du côté américain. Après l’altercation qui les avait opposés dans le Bureau ovale le 28 février dernier, la brève entrevue de Trump et Zelensky en marge des obsèques du pape François puis la signature d’un accord bilatéral sur l’exploitation des ressources naturelles ukrainiennes ont semblé marquer un rééquilibrage de l’approche américaine au profit de l’Ukraine.
Pour Kiev, l’intérêt de Washington pour l’exploitation des ressources ukrainiennes pourrait se traduire par un engagement à plus long terme dans la sécurité de l’Ukraine, qui sera fondamental pour rassurer la population ukrainienne sur l’avenir du pays et convaincre ses partenaires européens de contribuer à la sécurité et à la reconstruction de l’Ukraine. Mais les États-Unis n’ont encore pris aucun engagement concernant la sécurité de l’Ukraine, ni clarifié leurs objectifs dans les négociations avec Kiev et Moscou : s’agit-il pour Trump d’engranger un succès diplomatique rapide, assorti de bénéfices économiques qui constitueraient pour lui un simple retour sur investissement ? Ou s’agit-il plutôt de solder une crise à ses yeux secondaires mais qui fait obstacle à une ambition plus large de réengagement stratégique avec la Russie ?
Deux hypothèses
La première hypothèse n’est pas exempte de risques : Donald Trump pourrait estimer bientôt que l’absence de résultat ne justifie pas de poursuivre les efforts engagés. Le processus diplomatique lancé par les États-Unis serait alors interrompu, sans qu’aucun autre canal de discussion permette d’envisager des progrès vers un cessez-le-feu à brève échéance. Les États-Unis pourraient aussi prendre prétexte de l’échec de ces discussions pour limiter ou interrompre leur assistance à l’Ukraine, ce qui la placerait dans une position beaucoup plus vulnérable.
Si Trump entend établir avec la Russie une nouvelle relation stratégique, les conséquences pour l’Europe iraient bien au-delà de l’Ukraine. Les affinités personnelles entre les deux chefs d’État, leur convergence idéologique autour de la défense des « valeurs traditionnelles » et la vision du monde qu’ils partagent, dans laquelle les grandes puissances ont vocation à exercer leur influence sur les pays de leur voisinage, sont à l’opposé du projet européen, fondé sur la coopération entre États souverains et démocratiques. Entre Donald Trump qui considère l’Union européenne comme un projet destiné à flouer les États-Unis et Vladimir Poutine qui ne cache pas son ambition de diviser les Européens pourrait s’établir une connivence dont la première victime, sinon la première cible, serait l’unité des Européens.
Un accord durable
Ce scénario est loin d’être réalisé. Il supposerait un degré de confiance entre Moscou et Washington qui fait encore défaut. Les dirigeants russes se défient de ce président américain perçu comme fantasque et de la rupture radicale qu’il incarne avec les fondamentaux de la politique étrangère américaine. À ce stade, Moscou s’efforce de maximiser les bénéfices de ses discussions avec les États-Unis sur l’Ukraine, sans rien céder sur le fond de ses exigences ni accepter un cessez-le-feu qui la priverait de son principal atout dans les négociations – sa capacité à accroître la pression sur la partie adverse en intensifiant ses frappes. Cette logique pourrait rapidement venir à bout de la volonté américaine de parvenir à un accord.
Tout l’enjeu pour les Européens est de faire en sorte que l’opportunité d’engager un processus diplomatique ne soit pas sacrifiée à l’impatience de Trump et au cynisme de Poutine. Il s’agit donc de convaincre l’administration américaine qu’un accord durable est préférable à un accord rapide. Cela suppose de définir ce que pourrait être un accord durable – préservant l’existence d’une Ukraine viable, souveraine et capable de se défendre –, mais aussi de préciser la contribution que les Européens pourraient apporter à sa réalisation, en particulier les engagements qu’ils pourraient prendre pour assurer la sécurité de l’Ukraine et prévenir une reprise du conflit. À défaut de concrétiser leur offre, les Européens seraient les premiers à subir les conséquences pour leur sécurité d’une entente inique entre Moscou et Washington.